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Le jeudi 10 novembre le brouillard était toujours là, un peu plus épais même
que la veille aurait-on dit. Les rues et les prés étaient poudrés d'une fine
couche de givre. Les toits aussi, sans doute, mais on ne voyait pas aussi haut.

Tôt le matin Antoine était parti pour la ville, chercher le sac de courrier. La neige
l'avait arrêté dès la sortie du bourg : il y en avait maintenant près de deux
mètres. Désorienté et un peu vexé, il est entré chez Adolphe et a pris
un canon de blanc, en silence, et puis un autre, ensuite un café, et encore un canon de
blanc. Quand Julie, l'épicière buraliste, est venue chercher ses journaux, car c'est
elle qui vend les journaux de la ville que l'autocar du matin dépose au café, et
qu'Antoine lui a dit qu'il n'y aurait ni autocar ni journaux, on n'y pouvait rien, c'était
la faute aux deux mètres de neige, quand il lui a parlé des deux mètres elle les
a attribués au dernier canon de blanc qu'il était entrain de terminer, l'Antoine. Mais
les frères Kalb sont venus à leur tour ; voulant mener un cochon à la ville, ils
avaient été arrêtés eux aussi par la neige, deux mètres quasiment.

Un mètre de neige par chez nous, ce n'est pas courant mais on a déjà vu cela, et
même un peu plus ; mais deux mètres, personne n'en avait jamais entendu parler,
même par les plus vieux. En haut dans la montagne, oui, mais là en-bas, non, jamais.
Mais pourquoi pas, donc ? Après tout, s'il tombe un mètre, pourquoi n'en tomberait-il
pas un autre par-dessus, certaines fois ? Ce qui étonnait surtout, c'était que dans le
bourg et jusqu'aux pâturages, au-delà de la ferme des Kalb, de neige, il n'y en avait
goutte ni flocon, juste ce mince voile de givre tombé de la nuit et qui commençait
à fondre, car il ne faisait pas froid, ce brouillard bien mouillé était presque
tiède, voilà ce qui étonnait. Et comme le docteur Fischbach venait d'entrer dans le
café, ils lui ont demandé ce qu'il en pensait, lui qui avait beaucoup étudié.

Pour moi c'est la guerre, a dit le docteur. Atomique. Et on est en plein dans un nuage
radioactif, c'est pourquoi il fait si doux dans le village bien qu'il y ait des
mètres de neige autour. D'ailleurs regardez le pif d'Antoine, regardez-moi ce beau rouge
de plus en plus fluo, ça dit tout : c'est les radiations qui commencent à faire de
l'effet.

Sur le coup ils sont tous restés paralysés, assommés, regardant l'Antoine qui a
bredouillé, avec tous ces regards inquiets qui fixaient son nez dans un grand silence :

Écoutez, docteur, mon nez... J'en suis à mon quatrième canon... Plus un
café arrosé... Alors vous ne pensez pas que c'est plutôt...

Le docteur Fischbach l'a coupé :

Quatre canons déjà ?

Et se tournant vers les autres :

C'est bien ce que je disais, c'est la guerre ! Et moi, je suis réserviste, alors
Adolphe, il me faut un canon à moi aussi. Du blanc, s'il-te-plaît.

Il y a eu ceux qui ne comprenaient plus vraiment, l'inquiétude les empêchant de penser,
c'était la majorité, et qui restaient immobiles, attendant de comprendre, et trois ou
quatre autres, dont les deux frères Kalb, qui ébauchaient un sourire. Quelqu'un dans la
majorité fit un pet, tout petit, un petit pet de fesses serrées, n'eut été le
grand silence il serait passé inaperçu. Les Kalb éclatèrent de rire. La
majorité les regarda avec réprobation, comme s'ils avaient ri pendant la
messe. Mademoiselle Trudel, qui était entrée pendant le discours du docteur, s'approcha
du comptoir :

Vous ne voyez donc pas que cette grande andouille se fiche de vous ? D'abord, on a
toujours du courant. Tu n'as rien de plus
sérieux à nous proposer, toubib ?

Une vague de soulagement passa sur l'assemblée. Le café s'emplit d'un murmure qui alla
s'amplifiant. Certains, à tout hasard, jetèrent un coup d'il au lustre, un autre
sur le percolateur : on avait l'électricité, ce n'était donc pas la guerre. Les
frères Kalb se mirent à la recherche de l'auteur du vent de tout-à-l'heure,
voulant lui faire payer une tournée générale. Fischbach se tourna vers Mademoiselle
Trudel :

Quelque chose de plus sérieux, Simone ? J'aimerais bien, ma pauvre, mais non, je
n'ai malheureusement aucune explication sérieuse à proposer.

Et si c'était la centrale nucléaire ? fit Julie la buraliste.

On n'aurait plus d'électricité non plus, objecta Mademoiselle Trudel.

Une centrale des Tartares, peut-être... dit le docteur Fischbach.

Le silence retomba sur la salle. C'est vrai, il y avait les centrales. La nôtre, la toute
première, construite sur le fleuve, à une vingtaine de kilomètres en aval de la
ville. Juste en face, sur leur rive, les Tartares en avaient édifiée une autre, plus
énorme encore. Puis il y avait toutes ces usines de chimie, toujours sur le fleuve, mais en
amont de la ville, les nôtres et celles des Tartares.

On chercha dans la salle Romain Auracher, le secrétaire de mairie, parce qu'il se disait
militant écologiste et que donc il devait savoir. Il était là, au fond du
café, où il devint le centre de l'assemblée. Il vida son verre de pinot et dit :

Non, c'est pas une des centrales. Ce serait toute la région qui serait touchée,
pas seulement le village. Moi je crois que c'est plus simple. Depuis des jours la météo
nous annonçait une tempête de neige. Elle est venue, mais la Tête Verte nous a
abrités, et comme c'est souvent le cas la tempête l'a contournée et le village
avec. On n'est encore qu'en automne, il fait assez doux, ça a donné du brouillard
tiédasse ici, plein de neige autour, je crois qu'il ne faut pas s'inquiéter. On n'a
qu'à attendre que ça passe...

Je n'ai pas compris comment l'instituteur pouvait affirmer que seul le village était touché et non pas toute la région, alors que strictement personne ne savait ce qui se passait hors du village. Il est vrai que lorsqu'il avait une opinion il pensait probablement sincèrement qu'elle était réalité, et qu'il était toujours si sûr de lui qu'il refusait aussi sincèrement d'entendre, et même d'écouter, toute objection, y compris lorsque son opinion était totalement erronée.

Et ça va durer longtemps ? demanda quelqu'un.

Ça je n'en sais fichtre rien. C'est sûr que s'il y a deux mètres de neige
dans la vallée, il faut lui laisser le temps de fondre...

À nouveau on fut rassuré. Le café se fit de plus en plus bruyant et les Kalb, qui
venaient d'identifier le péteur de tantôt, c'était Muller Lucien, commandèrent
à son nom une tournée générale.
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