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Nous étions un petit village de trois cent trente ou trois cent quarante âmes, niché au fond
d'une vallée, dans l'ombre de la Tête Verte.

On avait nos pâturages, un peu plus haut dans la vallée, où nos fermiers menaient
leurs vaches. Nos fromages étaient réputés, mais nous en faisions peu : il n'y
avait que cinq fermes.

On avait nos vignes, un peu plus bas dans la vallée, sur les collines, qui nous donnaient
toutes espèces de vins dorés que nous buvions frais, l'été au soleil, l'hiver
dans la chaleur de nos cuisines : pinots, sylvaner, tokay, un peu de riesling. Chacun avait sa
couleur, chacun avait son goût, chacun avait son heure. Nous les sentions et les buvions
entre nous. Nous n'en vendions jamais, car nos vignes étaient petites.

On avait nos jardins, à l'entour du bourg. Nous y cultivions nos légumes et nos fruits ;
dans ceux bordant la rivière, qui descend jusqu'à la ville et qui a donné son nom
à notre village et à toute la vallée, nous faisions pousser l'asperge qui se
mariait bien avec nos vins légers.

On avait nos montagnes, la Tête Verte au-dessus du village, le Wasserstein de l'autre
côté. Elles nous donnaient du bois, car les forêts de sapins les recouvrent ; et
les forêts nous donnaient truites et cresson (les torrents y sont nombreux), toutes
espèces de champignons, de temps à autre un sanglier ou un chevreuil.

La vallée s'arrête peu après le village, en haut des pâturages. Plus loin il
n'y a que des sentiers qui vont dans les rochers, qui ont pour noms mur Saint-Léon et mur
Frédérique.

On était trois cent trente ou trois cent quarante, presque tous petites gens, à vivre heureux entre
nous.

Bien avant nous étions plus nombreux. On a vu jusqu'à huit cents âmes dans le
bourg ; c'était du temps de l'usine, une manufacture de laine construite sur la rivière,
en aval du village. Beaucoup de gars et de filles de chez nous y travaillaient, et même des
étrangers au canton passaient la montagne pour y trouver de l'embauche. Quand l'usine a
fermé, peu après la fin de la guerre, nos gars et nos filles sont partis travailler
à la ville. L'un après l'autre, ils y trouvaient compagne ou compagnon, et c'est ainsi
que nous n'étions plus que trois cent trente ou trois cent quarante.

Cependant nous avions une école, avec une petite classe, celle de mademoiselle Trudel, et
une grande, celle de monsieur Auracher qui était aussi notre secrétaire de mairie.
Simone Trudel était une belle fille épanouie d'une quarantaine d'années. Romain Auracher était là depuis
plus de trente ans, venu de l'intérieur comme le dit son nom ; mais c'était presque comme s'il
était de chez nous, il savait boire et manger comme nous, il avait même appris, très vite,
notre parler.

Ce qu'on appelle l'intérieur, nous, c'est l'intérieur du pays, de l'autre
côté du mur Frédérique et du mur Saint-Léon. Non pas qu'on se sentent
vraiment à l'extérieur, mais coincés qu'on est entre la montagne et le fleuve, on
n'est pas vraiment dedans non plus. C'est-à-dire qu'on n'est pas réellement
serrés par le fleuve, il coule à une vingtaine de kilomètres, juste après la
ville, vingt kilomètres de plaine fertile. Mais la montagne, elle, c'est aux portes du
village qu'elle commence, d'abord les pâturages, et puis la roche. Alors tout ce qui n'est
pas de la ville, de la plaine avec sa dizaine de villages ou d'ici, pour nous, c'est
l'intérieur. C'est pas pour ça qu'on est dehors. Dehors par exemple, c'est de l'autre
côté du fleuve, chez les Tartares. Ils parlent le même patois que nous, que ceux
de l'intérieur ne comprennent pas, mais ils ne boivent pas et ne mangent pas comme nous,
enfin pas tout à fait. Le docteur Fischbach nous a dit un jour que sur la cathédrale de
la ville, sur notre cathédrale, il y avait des sculptures d'angelots ou de diablotins, on
ne se rappelle plus au juste, nus en tous les cas et de face, certains en érection
paraît-il même, alors que de l'autre côté du fleuve, sur les cathédrales
des Tartares, ils sont tous de dos et montrent leur derrière. «Depuis des siècles nous on
pense cul et eux trou du cul : on n'a pas les mêmes cultures» a conclu le docteur. Sur notre
église il n'y a ni angelots, ni diablotins ; c'est une vielle église, fortifiée
comme il en reste très peu, elle n'a pas de sculptures mais une grande cave
voûtée. Elle est entourée d'un petit cimetière clôt par un mur
d'enceinte percé de meurtrières. Au temps des invasions les villageois venaient s'y
réfugier, car nous n'avons jamais eu de château, c'est pourquoi elle est fortifiée
et que dessous il y a une cave voûtée où l'on serrait vins et grains.

Nous avions donc aussi un curé. L'abbé Stoltz avait charge de tous les villages de la
vallée (il y en a deux autres d'ici à la ville), mais c'était un enfant de chez
nous et il habitait le presbytère de notre église. Il n'était plus tout jeune,
pas encore vraiment vieux non plus. Sa tâche n'était pas bien lourde, nous n'avons pas
de miséreux dans notre vallée. Depuis la mort d'Amélie, sa vieille gouvernante,
cela faisait tantôt un an, on le voyait souvent au café d'Adolphe. Il gagnait au jeu
de tarots, savait boire et à l'occasion racontait une histoire un peu salace. Lui et le docteur Fischbach étaient mes amis.

Nous étions un petit village de trois cent trente ou trois cent quarante âmes, niché au fond
d'une vallée, dans l'ombre de la Tête Verte, assez heureux parmi nos vignes, nos
forêts et nos femmes.
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