|
C'est le 9 novembre, vers les trois heures après midi, c'était un mercredi, l'école
était fermée, c'est ce jour-là que le brouillard est monté dans notre
vallée.

Il est venu d'abord comme des petites fumées pâles qui se sont accrochées aux
sapins de la Tête Verte, lesquels étaient déjà bien dissous dans la neige
qu'on avait eue en abondance la semaine d'avant, et puis on n'a plus vu les sapins, et puis on
n'a plus vu le clocher de l'église ; puis c'est l'église tout entière qu'on n'a
plus vu, et le village a été comme mangé, il faisait quasiment nuit, on
n'était pourtant qu'à peine trois heures passées.

On a entendu les gamins passer dans la rue principale, qui revenaient de luger dans la ravine
des Chevaliers. C'est un chemin qui descend de la ruine du Wasserstein, au levant de notre
village, très pentu, et qui garde le soleil plus longtemps que le village. On lui a
donné ce nom pour la raison que jadis, du temps où le Wasserstein était repaire
de seigneurs brigands, c'est par cette ravine que les cavaliers se jetaient contre les convois
qui remontaient la vallée. C'est là que les enfants vont luger.

Personne n'a trop pris garde à ce brouillard qui nous envahissait, ce mercredi-là.
Il faut vous dire que la neige et le brouillard, de l'automne au printemps, ça nous connaît
et ils nous connaissent ; on est compères et on fait avec ; et la nuit aussi, avec la
Tête Verte qui nous prend le soleil avant midi dès la Toussaint. On est alors dans une
ombre bleue, et par opposition le soleil de l'autre versant de la vallée, celui du
Wasserstein, vous brûle les yeux. Notre petit bourg, qui le matin était joli village
de carte postale, et les cartes postales que l'on trouve chez Julie, notre épicière
buraliste, montrent le village un matin d'hiver justement, ce joli village de carte postale vous
semble alors comme abandonné ; pourtant ce sont les mêmes gens que vous voyez dans les
rues, mais ils ont leurs mines de l'après-midi, un peu bleuâtres, à la
manière de l'ombre. Les jours de brouillard, nous en avons beaucoup à l'automne et au
printemps, et parfois plusieurs de suite, les après-midis ne sont plus ombre bleue mais
grisaille. On sort alors peu et ceux qui doivent sortir passent vite, et il y a donc peu de
monde dans les rues ; cependant le village paraît moins abandonné que dans l'ombre
bleue, pour la cause peut-être que ce monde passe vite.

Personne n'a donc tant pris garde à ce brouillard qui nous est tombé d'un coup, ce
mercredi de novembre, vers les trois heures de l'après-midi, et c'est pourquoi nous n'avons
que peu de souvenir du soleil du matin, et de celui de l'après-midi pour ce qui concerne
les gamins qui s'en étaient allés luger dans la ravine des Chevaliers ; ce soleil on
ne lui a guère prêté attention. On l'a vu, et on ne l'a plus vu. On ne savait
pas que c'était pour toujours.

On n'a pas vu venir la nuit. On a su qu'elle était là parce que le brouillard s'est
fait moins sombre : les lampadaires de la rue principale venaient de s'allumer. On n'a vu aucune
lumière cependant, simplement, ici et là, le brouillard était moins sombre. La
nuit est venue, et elle a été là.

C'est vers cette heure-ci qu'Adolphe, le cafetier de notre village, a vu entrer plusieurs hommes
du bourg. Ils sont entrés et il y avait là Wach Antoine, notre facteur (nous n'avons
pas de bureau de postes, mais Antoine, qui nous apporte notre courrier, habite parmi nous), il
y avait les frères Kalb, René et Charles, et aussi Muller Lucien, fermier comme eux.
Ensuite d'eux sont venus le docteur Fischbach, qui est proche de la retraite, et puis Romain Auracher,
l'instituteur.

Adolphe les considère avec surprise : ce ne sont pas des habitués, sauf peut-être
le docteur Fischbach, et puis aussi le facteur. Mais la plupart de ceux qui sont entrés, il
ne les voit dans son établissement que le dimanche matin, au moment de la messe, avec
quelques autres, attendant que leurs femmes aient terminé de prier à l'église. Dans ces heures-ci ce sont plutôt ceux qui travaillent à la ville qui
fréquentent seulement l'autocar de la ville, aujourd'hui, n'est pas encore
arrivé, le brouillard évidemment. Cependant, ce soir, ceux-là sont venus. Car
voici : lorsque les enfants revenant de luger ont voulu voir les télévisions, en place
de leurs émissions les postes leur ont montré l'image de laquelle ils sortaient ;
c'était du brouillard. On est allé chez le voisin où on a vu le même
brouillard. Alors, après avoir attendu, les hommes sont venus pour savoir.

Soulagés ils ont su que ce n'était pas leur poste ; aucun poste du bourg ne donnait
d'image. C'était donc au réémetteur du village, sur la Tête Verte, qu'il y
avait panne, par faute de la neige ou du gel probablement, cela nous arrive une ou deux fois
à chaque hiver.

Ils ont commandé deux chopines de pinot (c'est-à-dire un litre), c'est un vin blanc
qu'Adolphe fait de sa propre vigne, qui est un peu plus bas dans la vallée. Puis le docteur a dit :

Moi, en outre, je n'ai plus de téléphone.

Adolphe a posé deux chopines dorées sur la nappe rouge :

Le mien aussi est en dérangement.

Alors Antoine le facteur :

Sans doute le brouillard et le froid. Les fils grossissent, ils deviennent énormes,
et puis ils sont trop lourds et cassent, ou bien les poteaux tombent. C'est le brouillard et le
froid, on n'y peut rien, nous autres.

Parce qu'il se sentait toujours concerné par le téléphone, comme jadis, quand la poste et
le téléphone c'était la même chose, sauf que des lettres presque tout le
monde en recevait mais que le téléphone était alors signe de notabilité.
Jadis, quand il rencontrait un collègue en bleu de travail venu réparer une ligne,
il astiquait du mouchoir les boutons en métal de son uniforme de facteur et attendait que l'ouvrier le
salue en premier. Seulement il aurait bien aimé être à sa place, à commander
à la technique moderne. Il avait essayé, deux fois, mais on l'avait refusé deux
fois, à cause du calcul.

Ils ont vidé les verres ; ils ont commandé un autre litre, car il n'y avait pas assez
de reste pour six. Et comme Adolphe déposait les chopines sur la nappe rouge, la
première femme est venue, s'inquiétant de son mari :

Vous qui avez l'habitude, Adolphe, vous ne trouvez pas qu'ils sont très en retard,
même par ce brouillard ?

Car l'autocar de la ville, celle-ci n'était qu'à dix-neuf kilomètres, l'autocar
aurait dû être là il y a tantôt une heure.

Vous croyez qu'ils ont eu un accident ?

Et d'autres sont arrivés : des épouses, des parents, des maris aussi, tous pareillement
inquiets. C'est qu'ils étaient plus de quarante à se rendre tous les jours à
la ville, qui pour y travailler (car nous ne cultivons plus assez de terre pour faire vivre tout
notre monde), qui pour aller au lycée ou au collège, sans compter ceux qui y allaient
pour les achats. Certains soirs, et le mercredi en particulier, l'autocar rentrait au village
plein à craquer. Et puis est arrivée Agnès, la femme du garagiste. Son mari
était parti à la ville aussi, en voiture, lui.

Une autre femme a dit encore :

Vous croyez qu'ils ont eu un accident ? Il faut peut-être allumer la
télévision, si c'était grave ils en parleraient sûrement.

Celle-là ne savait pas encore que le relais de la Tête Verte était gelé. Et pour
ce qui est de la radio, notre vallée est par trop encaissée pour qu'on reçoive
plus qu'un grésillement, même par beau temps, à l'exception des programmes
retransmis par la Tête Verte justement. Il aurait fallu un de ces postes spéciaux,
de ceux qui vous font écouter l'Afrique ou la Chine mais que ferait-on d'un tel
poste quand on a la télévision et les journaux de la ville, qui de l'Afrique et de la
Chine vous donnent en plus les images ?

Ils ont décidé qu'il fallait envoyer une voiture à la ville, à la rencontre
de l'autocar. Les frères Kalb se sont proposés, mais outre qu'on leur connaît le
vin mauvais ils étaient venus à pied de leur ferme ; c'était à dix minutes
qu'on ne voulait pas perdre pour chercher leur auto. Alors ce sont le docteur et le facteur qui
sont partis, dans la camionnette des postes sur laquelle Antoine avait fait poser des phares
spéciaux contre le brouillard ; parce que «le courrier doit passer par tous les temps»
disait-il.

Ils sont passés devant le café, au pas, et puis ils ont disparu. Et ceux qui les
avaient vus passer sont sortis du brouillard sombre et froid de la rue et sont entrés dans
la salle du café où le brouillard était d'une autre espèce. Car cette salle
était maintenant pleine ; elle sentait le tabac et les femmes.

On les a attendu longtemps, pas tant longtemps toutefois. Ils n'étaient partis que depuis
une petite demi-heure quand le docteur a ouvert la porte du café. On n'avait pas entendu
revenir la camionnette des postes, à cause de ce brouillard qui vous faisait comme un gros
bouchon de coton ; il faut dire aussi que dans la salle tous ces gens serrés les uns contre
les autres ne parlaient pas haut, mais les murmures faisaient une rumeur. C'était comme
pendant la guerre, quand on se serrait dans les caves à cause d'une alerte : il y avait une
rumeur, qui ne s'éteignait qu'au sifflement de la première bombe. Alors on entendait
le plus petit chuchotement, le plus court sanglot.

Ils n'étaient pas partis tant longtemps, et ils n'avaient pas été tant loin ;
à la sortie du village la neige les a arrêtés. Antoine a baissé la
tête :

Trente centimètres dès la sortie du bourg. On a continué à pied.
Tout de suite après, c'était un mètre, toute fraîche, et qui tombe toujours.
Des flocons lourds comme on n'en a jamais vus. Ça ne passe pas : un mètre ! On n'y peut rien,
nous autres !

Et une femme :

Vous avez vu l'autocar ?

Ça ne passe pas, vous dis-je. Si la poste est arrêtée, comment
voulez-vous que l'autocar passe ?

Le docteur a fait taire tout ce monde :

Ecoutez ! La neige bloque la vallée, le car n'a pas pu passer, c'est sûr,
et ça n'est pas la première fois. Vos maris et vos enfants sont restés dormir
en ville, et comme le téléphone est coupé ils n'ont pas pu vous prévenir.
Alors ne soyez pas inquiets : ils arriveront demain, derrière le premier chasse-neige.

Ils se sont souvenus d'un autocar bloqué semblablement, voilà bien sept ou huit ans,
et ils se sont écoulés de la salle, lentement ; ils ont disparu dans le brouillard par
petits groupes, et chaque groupe, à peine quelques pas faits, on ne l'entendait plus. Les
frères Kalb, le docteur Fischbach et Antoine ont encore partagé deux chopines, puis les
lumières du café se sont éteintes, l'une après l'autre.
|